Chronique

Le juge et le terroriste

Toutes les démocraties sont forcées de redessiner les libertés publiques face au terrorisme, et encore plus face au « terrorisme de guerre », comme dit François Hollande.

Pour des raisons historiques évidentes, la Cour suprême d’Israël a été une sorte d’avant-poste dans cette tentative de réconcilier sécurité et liberté.

Elyakim Rubinstein, le vice-président de cette cour de 15 membres, était de passage au Canada la semaine dernière, justement pour une série de conférences sur la préservation de la primauté du droit dans la lutte contre le terrorisme.

Le juriste de 68 ans, que j’ai rencontré à Montréal, a été au cœur de tous les débats dans son pays natal, où il a été un des piliers de la haute fonction publique avant d’être nommé juge. Il a travaillé comme conseiller juridique à la Défense et aux Affaires étrangères, il a participé aux négociations avec l’Égypte qui ont mené aux accords de Camp David (1978), préalables à un traité de paix entre les deux pays.

« On ne peut pas imaginer aujourd’hui ce qu’a représenté cet accord. J’étais à l’aéroport Ben Gourion quand [le président égyptien Anouar] al-Sadate est arrivé en Israël. C’est le moment le plus mémorable de ma vie professionnelle, nous étions sur les ailes de l’Histoire… »

Elyakim Rubinstein a ensuite été chef de la délégation qui a négocié la paix avec la Jordanie. Et il a participé à plusieurs négociations avec les Palestiniens. Il en a gardé plusieurs amitiés arabes.

Il a été procureur général, puis a occupé le premier poste de l’administration publique – secrétaire du cabinet – sous quatre gouvernements différents.

« L’Holocauste nous a enseigné deux grandes leçons : le besoin d’un État juif où les portes ne nous seraient jamais fermées et la nécessité de protéger les droits de la personne, parce que les nazis ne nous reconnaissaient pas comme êtres humains. »

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Le principe est facile à formuler, mais quand le gouvernement décide de construire un mur entre Israël et les territoires palestiniens, c’est la Cour suprême qui doit dire si les droits fondamentaux sont bafoués. « Nous avons reconnu le droit d’Israël de se défendre en érigeant cette clôture, mais nous avons forcé le gouvernement à la redessiner pour tenir compte des problèmes créés aux Palestiniens, installer des portes pour les fermiers, etc. »

La Cour fait l’objet de mille critiques, surtout quand elle limite les pouvoirs policiers. Les interrogatoires violents ont été déclarés illégaux, même quand ils sont faits sous prétexte de sauver des vies et d’empêcher des actes terroristes.

« Dans un régime démocratique, la fin ne justifie pas tous les moyens et il n’est pas possible non plus de recourir à toutes les méthodes utilisées par l’ennemi, écrivait l’ancien président de la Cour, Aharon Barak. Parfois, une démocratie doit se battre avec une main attachée dans le dos, mais elle est néanmoins dans une position de force. » Le respect de la primauté du droit ne la rend que plus forte, en somme.

N’empêche, il y a trois semaines, quand la Cour a suspendu la destruction de maisons de terroristes tant que la preuve ne serait pas complète, la fureur s’est déchaînée contre la Cour. C’est le juge Rubinstein qui s’est porté à la défense de ses collègues.

« Si nous laissions faire, nous serions comme Sodome et Gomorrhe : détruire d’abord, poser des questions ensuite. »

— Elyakim Rubinstein, vice-président de la Cour suprême d’Israël

En 2012, quand le seul juge arabe de la Cour, Salim Joubran, a refusé de chanter l’hymne national israélien dans une cérémonie officielle, plusieurs députés ont demandé au ministre de la Justice de le destituer. Ce serait malhonnête « d’exiger des citoyens arabes d’Israël de chanter des mots qui sonnent faux dans leur cœur et ne reflètent pas leur héritage », a-t-il répliqué.

La Cour a aussi le mandat controversé de vérifier la légalité des détentions préventives pour cause de terrorisme. Des détentions sans accusation, qui peuvent durer jusqu’à deux ans, et qui sont fondées uniquement sur des dossiers de renseignement auxquels les suspects n’ont pas accès, mais révisées par trois juges.

« Les terroristes n’ont aucun respect pour la primauté du droit, et nous ne devons pas devenir comme eux pour les combattre. Il faut adapter nos lois et trouver des solutions juridiques qui tiennent compte de la nature de la menace, par contre. »

Cette année, on marquait le 20e anniversaire de l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin, l’un des architectes des tentatives de paix avec les Palestiniens. « Ce jour-là, un coup de marteau m’a assommé. Vous n’imaginez pas la douleur… Je ne pouvais pas croire qu’un Juif aussi malfaisant ait fait ça. Pour un temps, la société a été déchirée… Elle est plus unie, je crois. Rabin cherchait la paix et évitait le langage excessif…

« Je suis juge maintenant et je ne peux pas faire de commentaires politiques, mais mon espoir n’est pas mort. Il est fondé sur le besoin objectif de paix. »

Très jeune, il a appris l’arabe et étudié le Coran. « Ça me semblait la chose la plus naturelle : 20 % de nos concitoyens sont arabes, nous sommes entourés d’Arabes. Dans notre partie du monde, le respect est une valeur précieuse. Pour négocier, il faut respecter l’autre, être attentif, même dans le désaccord. »

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